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Au cours des deux jours suivants, la vie continua exactement comme avant l’épisode Duane Kushner ; on aurait presque pu croire que l’épisode Duane Kushner ne s’était jamais produit. Paul écrivait presque constamment. Il avait fini par abandonner la machine à écrire, et Annie l’avait placée, sans faire de commentaires, sur le manteau de la cheminée, en dessous de la photo de l’Arc de Triomphe. Il remplit trois blocs de papier au cours de ces deux journées. Il ne lui en restait plus qu’un. Quand il aurait aussi rempli celui-là, il devrait se rabattre sur des blocs sténo plus petits. Elle taillait régulièrement sa demi-douzaine de crayons Berol Black Warrior, il les usait tout aussi régulièrement, et Annie les taillait de nouveau. Leur dimension diminuait peu à peu tandis qu’il restait assis au soleil, près de la fenêtre, courbé sur la planche, grattant parfois l’air de son gros orteil droit, sans y penser, à l’emplacement de la plante de son pied défunt, le regard perdu dans le trou du papier. Ce trou était redevenu béant et le récit courait vers son apogée à la manière des meilleurs livres, comme propulsé par une fusée. Il voyait tout avec une parfaite clarté : trois groupes lancés à la poursuite de Misery, tous avec une détermination farouche, s’engouffrant dans les boyaux tortueux derrière le front de l’idole, deux voulant la tuer et le troisième, composé de Ian, Geoffrey et Hezekiah, s’efforçant de la sauver… tandis qu’en contrebas brûlait le village des Bourkas dont les survivants s’étaient massés devant la seule issue – l’oreille gauche de l’idole –, décidés à massacrer quiconque en sortirait, le pas incertain mais vivant.

Cet état de concentration hypnotique fut brutalement secoué mais non détruit lorsque, le troisième jour suivant la visite de David et Goliath, une Ford camionnette couleur crème, avec le sigle de la station ktka Grand Junction sur les côtés, s’engagea dans l’allée privée d’Annie. L’arrière débordait d’équipement vidéo.

« Ô bon Dieu ! » s’exclama Paul, partagé entre l’envie de rire, la stupéfaction et l’épouvante. « Qu’est-ce que c’est que ce carnaval ? »

La grosse camionnette s’était à peine arrêtée que le hayon arrière s’ouvrait en grand et qu’un type habillé d’un pantalon de tenue de combat et d’un T-shirt à tête de mort sautait à terre. Il tenait à la main quelque chose de noir avec une poignée de pistolet et pendant un instant, Paul crut (espéra ?) follement que c’était un engin à lancer des grenades lacrymogènes. Puis l’homme souleva l’appareil à hauteur de l’épaule et Paul comprit que c’était une mini-caméra. Une jolie jeune femme descendit du siège du passager, ébouriffa de la main les boucles de son brushing, puis s’arrêta pour une dernière vérification de son maquillage dans le rétroviseur avant de rejoindre le cameraman.

L’œil inquisiteur du monde extérieur, après avoir abandonné le Dragon femelle ces dernières années, revenait maintenant exercer sa vengeance.

Paul roula vivement en arrière, espérant qu’il n’avait pas été vu.

Eh bien, si tu veux en être sûr, tu n’auras qu’à regarder le bulletin d’information de six heures, pensa-t-il. Sur quoi il fut obligé de mettre les deux mains devant la bouche pour étouffer le fou rire qui le gagnait.

La moustiquaire s’ouvrit et se referma violemment.

« Fichez-moi le camp d’ici ! hurla Annie. Fichez le camp de chez moi ! »

A peine audible, une autre voix : « Madame Wilkes, nous voudrions simplement avoir-

— Je vais vous dire ce que vous pourriez avoir, moi ! Une double volée de plomb dans vos biscornouilles de fesses si vous ne fichez pas le camp d’ici !

— Madame Wilkes, je suis Glenna Roberts de ktka.

— Je me fiche bien que vous soyez machin-truc-chose débarqué de la planète Mars ou n’importe qui ! Barrez-vous de chez moi ou je vous fais la peau !

— Mais- »

BA-BANG !

Oh, Annie ! 0 Seigneur Jésus, Annie a descendu cette espèce de gourde-

II roula jusqu’à la fenêtre et passa un œil discret. Il n’avait pas le choix ; il lui fallait voir. Une vague de soulagement le traversa. Annie avait tiré en l’air. Elle semblait avoir obtenu immédiatement l’effet désiré. Glenna Roberts venait de plonger tête la première dans le véhicule de la chaîne de télé. Le cameraman tourna son objectif vers Annie ; Annie tourna son fusil vers le cameraman ; le cameraman, qui avait davantage envie de vivre (pour voir par exemple une fois de plus les Grateful Dead) que de faire quelques secondes supplémentaires d’enregistrement du Dragon femelle, bondit à son tour sur le siège arrière. La camionnette fonçait en marche arrière vers la route alors qu’il n’avait pas encore refermé la portière.

Annie resta plantée à les regarder partir, le fusil à la main, avant de revenir lentement vers la maison. Il entendit le claquement de l’arme qu’elle posait sur la table. Puis elle vint dans la chambre de Paul. Elle était dans un état pire que tout ce qu’il avait vu jusqu’ici, le visage hagard et blême, le regard fuyant constamment.

« Ils sont revenus, murmura-t-elle.

— Ne vous en faites pas.

— Je savais que ces morveux reviendraient un jour. Et ça y est, c’est arrivé.

— Ils sont repartis, Annie. Vous les avez chassés.

— Ils ne repartent jamais. Quelqu’un leur a dit que ce flic était passé par la maison du Dragon femelle avant de disparaître. Et voilà, ils reviennent.

— Annie-

— Vous savez ce qu’ils veulent ? demanda-t-elle.

— Bien sûr. J’ai déjà eu affaire à la presse. Ils veulent toujours les deux mêmes choses : que vous vous emmêliez les pinceaux pendant que la caméra tourne et que quelqu’un d’autre paie les Martini le reste du temps. Mais il faut vous calmer, Annie, il-

— Voilà ce qu’ils veulent », fit-elle.

Sa main, les doigts comme des crochets, s’éleva à la hauteur de son front. D’un geste rapide et brutal, elle y ouvrit quatre sillons sanglants. Le sang coula dans ses sourcils, le long de ses joues, de chaque côté de son nez.

« Annie ! Arrêtez !

— Et ça aussi ! » Elle se gifla la joue gauche de la main gauche, assez fort pour y laisser la marque de ses doigts. « Et ça aussi ! » La joue droite avec la main droite, encore plus fort, au point que des gouttes de sang volèrent des griffures ouvertes par ses ongles.

« Arrêtez ! hurla-t-il.

— C’est ça qu’ils veulent ! » rétorqua-t-elle sur le même ton.

Elle porta alors les mains à son front et les pressa contre les estafilades, se barbouillant de sang, ensuite elle tendit vers lui, pendant quelques instants, ses paumes ensanglantées. Puis elle fit demi-tour et sortit d’un pas lourd.

Après un long, long moment, Paul se remit à écrire. Tout d’abord lentement – l’image d’Annie ouvrant ces sillons sanguinolents dans sa chair ne cessait de l’interrompre – et il était sur le point de se dire que ça allait être mauvais, qu’il ferait mieux d’arrêter pour la journée, lorsque l’histoire s’empara de nouveau de lui : une fois de plus, il tomba dans le trou au milieu du papier.

Et comme toujours depuis ces derniers temps, non sans un intense sentiment de soulagement.

 

Misery
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